La mise en place d'un système de protection sociale paritaire est un acquis historique de la pratique contractuelle de la CGT-Force Ouvrière.
On doit notamment à ce paritarisme l'institution de la sécurité sociale, de l'assurance-chômage (UNEDIC), et en matière de formation professionnelle d'institutions comme l'AFPA, le FONGECIF, etc.
Le financement du paritarisme est fondé sur le salaire différé (cotisations employeurs et cotisations salariés). Ce financement paritaire va (ou allait jusqu'ici) de paire avec la gestion paritaire (fondée sur la représentation égale dans les instances des représentants des travailleurs et de ceux du patronat).
FO s'est battu pour le financement et la gestion paritaires de la protection sociale et de la formation, parce que le paritarisme fondé sur le salaire différé apporte une garantie que n'apporte pas l'impôt.
Le paritarisme fondé sur le salaire différé (dans son principe fondamental tout au moins) écarte l'intervention de l'Etat dans la gestion du système, car l'Etat n'a pas à s'immiscer dans la gestion du salaire différé, ni même dans le montant des cotisations que syndicats et patronat négocient pour assurer le financement des prestations dont bénéficient les salariés.
L'affaire de la "vignette-auto" dans les années 1960 a été la première à démontrer avec éclat ce qui fait la différence entre paritarisme et fiscalisation/étatisation : l'Etat avait imposé aux automobilistes l'achat annuel d'une "vignette", dont les fonds collectés devaient être affectés au service des personnes âgées. Mais au lieu de cela, l'Etat a purement intégré à son budget le montant du supplément d'impôt mis à la charge des automobilistes... et il s'est bien gardé de ristourner quoi que ce soit aux vieux travailleurs des sommes ainsi prélevés via la "vignette" par le Trésor public.
Dans les années 1960-70, André Bergeron, ancien secrétaire de la CGT-Force Ouvrière, et cheville ouvrière de la mise en place de l'UNEDIC, aimait à déclarer que dans l'économie française, l'Etat, les oeuvres paritaires et le secteur privé avaient grosso-modo le même poids spécifique.
Le paritarisme victime de l'Union européenne
C'est de l'Union européenne, relayée en France par ses subsidiaires politiques et syndicaux, que sont venus les premiers coups de boutoir contre la "particularité française" du paritarisme, en mettant dans le même pot, au nom des "critères" budgétaires du traité de Maastricht, cotisations/dépenses sociales et impôts/dépenses publiques.
Cela marqua le coup d'envoi d'un dépeçage du paritarisme sur deux flancs :
- d'une part via la privatisation dérivée du basculement des prestations "paritaires" vers le secteur privé : irruption en force dans la santé des assurances et des mutuelles, suite à l'enfermement, par la contre-réforme Juppé-CFDT de 1995, du budget de la sécu dans le carcan d'enveloppes comptables contingentée, et, parallèlement, sur le "marché" de la formation, arrivée en force des boites privées,
- d'autre part, pour renter dans les clous des critères européens, l'Etat s'est substitué aux acteurs paritaires, en leur imposant ses choix politico-budgétaires conformes aux diktats bruxellois.
Ainsi, après la contre-réforme de la Sécu Juppé-CFDT de 1995, y-a-t-il eu, en 2008, imposée par Sarkozy avec l'aval de la CFDT, la fusion, dans Pôle-Emploi, de l'assurance chômage (paritaire) et l'ANPE (l'Etat), le pouvoir politique s'adjugeant alors, comme pour la Sécu, la prise en main des manettes.
Le projet Sapin : un nouveau coup porté au paritarisme, et un pas de plus vers le corporatisme
Le projet de loi Sapin sur le financement public des organisations syndicales patronales et de salariés s'inscrit dans cette continuité.
En effet, dès lors que syndicats et patronat avaient la charge de la formation professionnelle paritaire, une (très minime) partie des cotisations sociales destinées à la formation paritaire était légalement affectée aux organisations syndicales et patronales pour leur permettre de compenser leurs dépenses à ce titre (frais des administrateurs, formation de militants eux-mêmes spécialisés dans la formation professionnelle... etc.).
La novation du projet Sapin relative au financement public des organisations syndicales, c'est un nouveau coup d'Etat du pouvoir politique, cette fois par la prise de contrôle direct de l'usage fait par le patronat et les syndicats des sommes qu'ils perçoivent au titre de la formation professionnelle.
Mais, par delà la mise sous contrôle politique des sommes perçues par les syndicats au titre de la formation, le projet Sapin, eu égard aux "fondamentaux" énoncés, représente aussi et surtout une étape de plus dans la montée des marches au corporatisme :
- "Le dispositif vise à rémunérer les partenaires sociaux (...) pour leur participation à la conception des politiques publiques", lit-on.
Il n'est pas nécessaire de développer. Nos lecteurs connaissent la chanson : celle de la "gouvernance", du "bien commun", etc., donc la négation du rôle des syndicats comme défenseurs des intérêts de classe, particuliers et collectifs, des salariés. Une fois encore, ce sont les métastases de feue la Charte du travail pétainiste qui repassent à l'offensive.
- Allant au bout de la logique corporatiste, le projet Sapin énonce la mise en oeuvre du volet liberticide indissociable du volet "gouvernance" dans le diptyque corporatiste : "les bénéficiaires rendent compte de l'utilisation des sommes allouées au travers d'un rapport public annuel, et en l'absence de compte-rendu, les fonds peuvent être suspendus".
Charte d'Amiens et Charte du travail (version originelle Belin-Pétain, ou version moderne sous emballage "gouvernance") sont inconciliables. Le corporatisme ne se contente pas d'intégrer les syndicats dans la gouvernance, il exige d'eux qu'ils soient de dociles relais du pouvoir politique ; et le délit d'indépendance est sanctionné par la coupure des vivres (le garrot de l'étranglement financier).