Interview de Bertrand Bauny et de Pascal Rouillé parue dans L'Ouest-Syndicaliste n°720
Daher a été marquée par une grève spontanée sur les salaires : pouvez-vous revenir sur la chronologie de ces événements ?
Bertrand Bauny – La grève, qui est partie de Saint-Nazaire, a fait suite aux propositions nettement insuffisantes de la direction générale (DG) lors de la première réunion des Négociations annuelles obligatoires (NAO) du mercredi 26 mai dernier, à laquelle participaient les cinq organisations syndicales représentatives (FO CGT CFDT CFTC CFE-CGC). La direction générale proposait seulement 0,6 % d’augmentation générale, 0,25 % d’augmentation individuelle et 0,15 % d’augmentation promotionnelle.
Pascal Rouillé – En réaction, dès le lendemain, jeudi 27 mai, une quinzaine d’ajusteurs travaillant notamment sur le A320, où les cadences sont élevées, se sont mis en grève dès 5 heures du matin en dehors de tout appel syndical. Ces collègues grévistes ont été rejoints au fil de la journée par d’autres secteurs, notamment chez les monteurs aéronautiques. Dès le départ, les camarades de FO sont venus au contact des grévistes pour les soutenir.
Quelles sont les revendications des grévistes?
Pascal Rouillé – Les grévistes exigent 100 € nets par mois et une prime covid de 2 000 €. Ils expriment par ailleurs leur volonté de négocier en direct avec la direction locale. Cette dernière a essayé de remettre le cadre des NAO sur les rails, en s’appuyant notamment sur les représentants du personnel. Les grévistes, qui se sont mis en grève en dehors du processus des NAO, ont cependant rejeté cette proposition : « nous, ce que nous voulons, c’est la prise en compte de nos revendications, tout de suite, sinon nous ne reprenons pas le travail ». La direction locale a alors indiqué son refus de négocier sur un piquet de grève. Le jeudi soir, la situation est donc bloquée. Mais le nombre de grévistes atteint désormais la centaine de salariés, issus des deux secteurs d’activités in situ Airbus. à ce stade, il n’y a pas encore d’élection de délégués, mais la reconduction de la grève est votée.
Comment la situation évolue-t-elle à partir de ce moment-là ?
Pascal Rouillé – Des échanges ont lieu le vendredi 28 mai entre la direction locale et les salariés grévistes, en présence d’élus FO, pour demander l’ouverture de négociations locales. Ce principe est accepté en fin de journée et la négociation débute le lundi matin, 31 mai, dès 8 heures. Les grévistes ont élu leurs représentants, en s’attachant au fait que les deux périmètres en grève soient représentés, du matin et de l’après-midi, soit quatre délégués élus. Ces derniers ont réaffirmé leur souhait de négocier directement avec la direction, sans les organisations syndicales, tout en acceptant la présence de représentants FO. Par cette position, les grévistes expriment jusqu’au bout le souhait de garder la main sur leur grève. Tout en acceptant le principe d’une négociation en direct, la direction a imposé la présence des organisations syndicales représentatives dans le département (FO, CFDT, CFE-CGC).
Comment se déroule cette négociation ?
Pascal Rouillé – C’est bien simple, entre 8h00 et 16h00, les négociations ont été entrecoupées de sept levées de séances. FO est très peu intervenue dans la réunion, mais nous avons joué notre rôle de conseil auprès des grévistes. La direction est arrivée au bout de ses propositions, soit une fourchette dégressive allant de 55 € à 35 € bruts d’augmentation mensuelle selon les niveaux de salaires, pour les seuls périmètres in situ d’Airbus sur avion, soit deux cents salariés. C’était du jamais-vu : les grévistes obtenaient plus que nous n’avions jamais obtenu en une seule journée de négociation. Nous avons répercuté l’information auprès des grévistes. Dans la foulée, en assemblée générale, les grévistes ont accepté à une très forte majorité l’augmentation proposée. Sur cette base, la reprise du travail dès le lendemain a été votée.
Bertand Bauny – C’est la direction générale qui a donné la latitude à la direction locale pour une telle proposition. Dans les faits, les 200 salariés concernés ont obtenu une augmentation générale d’environ 3,5 % pour les plus bas salaires et d’un peu moins de 2 % pour les plus hauts salaires. Nous sommes donc bien au-delà des 0,6 % de la direction générale au niveau national.
Pascal Rouillé – La direction locale a d’ailleurs essayé de nous faire signer un accord que nous n’avons pas négocié et qui, de surcroît, exclut les 900 autres salariés du département. Nous avons donc refusé de nous lier à la direction par cet accord.
Bertrand Bauny – Nationalement, les coordinateurs des 3 organisations syndicales représentatives ont été en phase : hors de question de signer quoi que ce soit.
Les conditions étaient-elles réunies pour un deuxième départ en grève au sein de Daher?
Pascal Rouillé – L’information circule à nouveau très vite sur les différents sites du département. En intersyndicale, nous revendiquons que l’augmentation obtenue s’étende hors NAO à l’ensemble des 900 autres salariés du département. La direction locale refuse, faute de mandat de la DG. En intersyndicale départementale FO CFDT CGT, nous appelons à un débrayage de trois fois deux heures les mercredi 2, jeudi 3 et vendredi 4 juin. Mais le tract est déjà dépassé quand il sort : s'appuyant sur la victoire des 35 € - 55 € obtenue par les grévistes des secteurs in situ Airbus sur avion, une partie des salariés est déjà sortie spontanément le mardi 1er juin. Le lendemain, le débrayage s’est transformé en journée de grève complète. Tous les sites du département sont concernés : le Hub Ouest, le Hub Tamaris, Malville, Saint-Aignan, Saint-Hilaire, la zone de Brais et les périmètres exclus in situ d’Airbus à Gron. Nous comptons environ 500 grévistes sur cette deuxième vague de grève. Une « grève du zèle » est par ailleurs démarrée le même jour sur le site de Tarbes, ainsi que dans d’autres secteurs (Bordes, Cognac…).
Bertand Bauny – Depuis que le mouvement est parti au lendemain de la première séance de NAO, je n’ai plus de contact avec la DG jusqu’au 2 juin. Nous étions pourtant en contact régulier avec une direction locale sans mandat. Face à la pression du terrain, la DG a présenté le jeudi 3 juin au soir une nouvelle proposition dans le cadre des NAO : 1 % d’AG avec un talon minimum de 30 €. Nous nous sommes appuyés sur ce qu’avaient obtenu les deux cents salariés de Saint-Nazaire – en formulant notamment les 55 € pour tous – pour accentuer encore un peu plus la pression sur les NAO. Nous avons appelé à des débrayages le lundi 7 juin un peu partout en France. Cela a été bien suivi : Toulouse, Tarbes, région Centre – coupure de téléphones et ordis chez les cadres. Grève du zèle à Marseille. Il y a eu partout des appels à différents types d’actions, majoritaires également. Nous n’avons pas donné de consignes « groupe » FO, afin de laisser la spécificité du terrain s’exprimer. à chaque région, son organisation. La DG a ainsi été contrainte de formuler le 7 juin une dernière proposition : 1% avec une mesure d’accompagnement de 35 €. C’était leur dernière proposition, qui faisait tout de même le lien avec ce qui avait été obtenu par la grève de Saint-Nazaire.
Avec le recul, quel regard portez-vous sur le rôle de FO dans ce contexte ?
Pascal Rouillé – FO est toujours restée auprès des salariés pour éviter qu’ils soient isolés par la direction. On a expliqué que, dans un mouvement de grève, on s’expose individuellement et collectivement. Les camarades de terrain, tels que Yohann, Warren, Adeline et d’autres ont répondu présents dès le premier instant. Parmi les grévistes, on avait un élu FO titulaire. Cela a sans doute facilité le contact. Deux autres délégués ont pris le relais. Les grévistes étaient méfiants vis-à-vis de toute forme de récupération, y compris à leurs yeux celle des organisations syndicales, mais nous nous sommes attachés, sans sectarisme, à continuer de jouer notre rôle, à échanger, discuter, convaincre.
Bertrand Bauny – Nous avons pris garde de ne pas apparaître comme des « récupérateurs », tout en continuant à chaque étape à accompagner les salariés grévistes sur le terrain. Lorsque la DG avait fait le choix du silence radio, nous ne l’avons pas relancée : il lui revenait de prendre ses responsabilités et il était hors de question de la laisser s’appuyer sur nous contre le mouvement gréviste. Concernant les NAO elles-mêmes, c’est évident qu’il y a eu un « avant » et un «après» grève. Indépendamment des 35 € - 55 €, force est de constater que le résultat des NAO n’est pas si mauvais, vu le contexte de l’aéronautique et plus spécifiquement de Daher ; nous sortons quand même d’un PSE ! Malgré tout, il y a une gueule de bois, car tout le monde n’a pas obtenu la même chose. Et nous serons très attentifs au retour des congés, car la direction ne respecte pas entièrement son engagement de négociations hors NAO pour les salariés grévistes de Saint-Nazaire…
Quels enseignements pouvez-vous tirer d’une telle mobilisation des salariés ?
Pascal Rouillé – Au niveau départemental, qui est le mien, tout en restant attaché à l’action commune dès que celle-ci est possible, je pense que l’intersyndicale a eu ses limites. En effet, le 1er juin, nous sommes parvenus à rallier les deux autres organisations syndicales sur nos revendications, mais un compromis a été trouvé sur le mode d’action : le débrayage plutôt que la grève franche. Nous étions donc un ton en-dessous de la réalité du terrain. Il nous revient de garder notre indépendance totale en toute occasion.
Bertrand Bauny – Pascal m’avait déjà alerté cinq-six fois avant même le départ de cette grève. On avait averti la direction que leur proposition de NAO serait à juste titre vécue comme une provocation. On retrouve dans ce qui vient de se passer un phénomène de société, comme avec les gilets jaunes notamment. Nous l’avions d’ailleurs déjà connu au sein de Daher avec les charlottes blanches. Ce type de mouvements spontanés questionne bien sûr le « dialogue social » dans l’entreprise. La direction générale a envoyé un très mauvais signal en ne jouant pas le jeu d’une vraie négociation avec les organisations syndicales. Elle a créé les conditions de l’explosion. Par ailleurs, il faut tirer également les enseignements de l’abstention de plus en plus forte lors des élections professionnelles. J’avais dit en 2008 que nous paierions dans les dix années à venir l’ANI (1) sur la représentativité. Nous y sommes. Il nous revient donc de briser la routine électoraliste.
Pascal Rouillé – L’abstention redistribue sans doute les cartes sur le terrain de la représentativité. Cela étant, grâce à notre présence sur le terrain dans les échanges individuels et collectifs, les salariés viennent vers nous. Sur une ligne de contacts et de revendications, nous sommes en mesure de renforcer nos implantations syndicales.
(1) Accord national interprofessionnel, signé en 2008 par la CFDT et la CGT, dont la transposition dans la loi du 20 août 2008 impose des seuils de représentativité selon les résultats obtenus aux élections professionnelles.