«Le diable se niche dans les détails», dit le proverbe; c’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de textes en provenance de la Commission européenne. Le projet de directive européenne sur la passation des marchés publics, présenté le 20 décembre dernier par le commissaire européen Michel Barnier, comprend une formulation passée, sur le moment, inaperçue. L’objet de ce projet de directive est de faciliter la mise en place du marché unique européen, notamment en définissant les modalités de passation des marchés publics et autres contrats de concession. Et, enfouie dans son annexe 16, y figure une disposition affirmant que certaines de ses règles s’appliquent aux «services de Sécurité sociale obligatoire».
En clair, la Sécurité sociale pourrait faire l’objet d’un appel d’offres et d’une délégation de service public confiée à un opérateur public –comme le sont les caisses d’assurance-maladie– ou privé, à l’instar des compagnies d’assurances.
«On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens» (Cardinal de Retz, 1711)
En France, il a fallu attendre un article publié le 11 octobre par le site d’information Mediapart pour apprendre l’existence de cette disposition. Dans un premier temps, les services de Michel Barnier ont fait la sourde oreille, puis se sont livrés à de pénibles explications ampoulées, rassemblées dans un droit de réponse rendu public en réaction à l’article de Mediapart.
Selon la Commission, l’annexe 16 du projet de directive ne fait que préciser les règles qui s’appliqueraient aux gouvernements désirant passer un marché ayant pour objet les prestations de Sécurité sociale, mais n’impose nullement son ouverture à la concurrence. Selon Stefaan De Rynck, le porte-parole de Michel Barnier, «le cas d’un État membre qui choisirait cette voie est très théorique».
Le projet de directive n’en est d’ailleurs pas à une ambiguïté près, puisqu’il s’oppose à nombre de traités et de jugements antérieurs pour lesquels la Sécurité sociale relève des services «non économiques». C’est ce qu’a posé un arrêt de la Cour de justice européenne de 1993, confirmé par la Commission elle-même qui estimait, en 2007, que la Sécurité sociale ne peut être «soumise aux règles du traité relatives au marché intérieur et à la concurrence».
Mieux encore, même le traité de Lisbonne a reconnu la spécificité des prestations de Sécurité sociale.
Dès lors, comment expliquer la présence des trois mots «sécurité sociale obligatoire» dans un texte où ils n’ont rien à y faire? Certains y voient une maladresse des services de la Commission qui auraient abusé du copier/coller. Mais d’autres, qui ne croient pas au hasard, redoutent un changement d’approche insidieux et observent que le projet de directive, en ne rappelant pas la dimension «non économique» des services de sécurité sociale obligatoire, ouvre la porte à la transformation de leur nature juridique.
Le projet de directive est dorénavant aux mains du Parlement européen qui, en tant que colégislateur, va pouvoir proposer des amendements. L’eurodéputé belge Marc Tarabella, rapporteur du texte, en a déjà déposé un visant à supprimer toute référence à la Sécurité sociale. Mais la disparition de la formule est un long chemin: il faut déjà que l’amendement soit adopté par la commission Marché intérieur du Parlement, puis en séance plénière à Strasbourg. Une fois cela fait, le texte fera ensuite l’objet de négociations tripartites entre le Parlement, la Commission et le Conseil (qui rassemble les ministres concernés des 27 États membres). Reste que sa dimension explosive rappelle les débuts d’une autre directive «services», celle rédigée par Frits Bolkestein en 2005.
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Article paru dans FO Hebdo n°3048