PERSPECTIVES: DES SOLUTIONS OU DES ILLUSIONS?
Pour savoir quoi faire face à ce mal-être des cadres, peut-être faut-il partir d’une enquête de Christian Baudelot et Michel Gollac, basée sur 6.000 questionnaires, dont le résultat est paru en 2003 chez Fayard sous le titre. «Travailler pour être heureux?». Ces deux sociologues ont voulu percer à jour «ce qui rend les Français heureux dans leur travail». Réponse: «D’abord, le contact, la rencontre, la relation à autrui, au bureau ou à l’usine.» «Ensuite s’exprime la satisfaction de faire, de créer, d’agir, d’accomplir.»
Ce dernier point rappelle la réflexion du philosophe Alain dans ses Propos sur le bonheur: «Le travail est la meilleure et la pire des choses; la meilleure s’il est libre, la pire s’il est serf. J’appelle libre au premier degré le travail réglé par le travailleur lui-même, d’après son savoir propre et selon l’expérience. [...] Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne et déplaisent autant que l’on y obéit [...] et tout homme préférera un travail difficile où il invente et se trompe à son gré à un travail tout uni mais selon les ordres...»
Pierre Lamblin, directeur des études à l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), soulignait, lors de la journée Syndicalisation des cadres organisée mi-2011 par FO Cadres, que «pour plus de huit cadres sur dix, le principal critère d’une carrière réussie demeure l’épanouissement dans le travail. Viennent ensuite le maintien de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, et le sentiment de créer quelque chose ou de participer à un projet important».
La qualité du travail
Pour œuvrer à cet épanouissement, Jean-Claude Delgènes, fondateur et directeur général du cabinet Technologia, voit quatre ou cinq dimensions à prendre en compte: «la charge de travail, la reconnaissance (et la fiche de paie est la première forme de reconnaissance), le soutien et l’existence de marges de manœuvre dans la réalisation de l’activité». On pourrait ajouter le sens du travail, en s’inspirant de la grille d’analyse de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Jean-Claude Delgènes recommande également de mettre en place des mécanismes pour renforcer le collectif de travail et éviter l’isolement des individus, comme par exemple des «journées partage et progrès». Le Réseau Anact organisait d’ailleurs la 9e édition de la Semaine pour la qualité de vie au travail du 18 au 26 octobre dernier. Où l’on apprenait que «la notion de qualité de l’emploi et du travail est évoquée pour la première fois en France, mais aussi en Europe, dans les années 1970», et que «la notion de qualité de l’emploi réapparaît aux sommets européens de Lisbonne en 2000 et de Laeken en 2001 qui formulent dix objectifs», «complétés en 2002 par la Commission européenne dans le cadre de la stratégie européenne santé et sécurité au travail».
Parmi ces dix objectifs dans le domaine de la qualité du travail, on peut trouver, par exemple, l’appui à la mobilité professionnelle et géographique et l’accroissement de la productivité et du niveau de vie. Et l’Anact affirme que «loin de s’opposer à la compétitivité des entreprises, la qualité de vie au travail est au contraire essentielle pour le développement durable et l’innovation». Puis rappelle que la santé constitue le socle de la qualité de vie au travail, dans son acception la plus large, telle que définie par l’OMS: «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité.»
Le bien-être en principe(s)
L’Anact indique ensuite un certain nombre de principes. Il s’agit notamment de donner la primauté à l’évolution de l’organisation du travail, de favoriser par tous les moyens la participation, de respecter la personne humaine dans tous les domaines (santé, bien-être, développement professionnel, socialisation..., compétences, aspirations, contraintes personnelles...), de connaître précisément la réalité du travail, «pour atteindre, dans la durée, les objectifs d’amélioration de la qualité de vie au travail», précise l’Anact. Qui finit par un dernier principe: «Se placer dans une perspective de long terme où les contraintes deviennent des opportunités de développement des personnes et des organisations.»
«Dans la durée», «dans une perspective de long terme», il y a loin des principes à leur mise en pratique. Les priorités semblent toujours ailleurs. Quant aux perspectives... Le sociologue Alain Pichon ne mâche pas ses mots sur France TV Info: «La situation ne peut qu’empirer. [...] En fait, une partie significative des cadres est en train de rejoindre les conditions salariales des professions intermédiaires et de certains employés. [...] Et ils vont être déclassés. Pour beaucoup d’entre eux, c’est tout un monde qui va s’effondrer, toute une représentation d’eux-mêmes qui va disparaître.»
Et si la question du bien-être et du mal-être des cadres nous conduisait à la question du bien et du mal tout court? Le bien étant ce qui sert l’homme, ce qui le rend heureux, et le mal ce qui le fait souffrir. Et si l’on remettait l’économie au service de l’homme?
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Article paru dans FO Hebdo n°3056-3057