Patrick HÉBERT, Secrétaire général de l’Union départementale CGT-FO de Loire-Atlantique de 1992 à 2015, membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT-FO de 1995 à 2017.
"Ces déclarations (…) sont aussi une tentative d’associer sous des prétextes divers les confédérations, les partis politiques, les associations, ONG, etc. C’est aussi une forme biaisée qui cherche à nous amener à l’union sacrée." [NDLR: lire aussi "L’indépendance syndicale contre l’Union sacrée"]
1- Dans cette situation complexe et contradictoire, il y a aussi cette tentative d’union nationale, d’union sacrée au nom du bien commun. Est-ce la solution, est-ce possible ?
Il faut d’abord préciser que la notion de « bien commun » est totalement étrangère au mouvement ouvrier, qui, lui, est fondé sur la reconnaissance de l’existence de la lutte des classes, c’est-à-dire du constat que les intérêts des salariés sont contraires, voire antagoniques à ceux du patronat. D’ailleurs, le « bien commun » trouve son origine dans les encycliques sociales, en particulier Rerum novarum, publiée en 1891 par le pape Léon XIII. Ce texte qui fait toujours référence dans les milieux catholiques, au plan syndical à la CFTC et à la CFDT, ne nie pas l’existence des classes sociales et de leurs intérêts divergents. Cependant, partant de l’affirmation que « nous sommes tous frères en Jésus-Christ », il déplore les conflits, grèves, manifestations et risques de révolution qui en découlent et, en conséquence, prétend transcender la défense des intérêts spécifiques des travailleurs par un intérêt prétendument supérieur, que ce soit la nation ou l’entreprise. En réalité, cette première encyclique a été publiée pour tenter de contrer l’influence grandissante des idées socialistes. Ce texte est important mais n’a pas eu l’effet escompté puisque, quarante ans plus tard, le pape Pie XI publiait une nouvelle encyclique, Quadragesimo anno, dans laquelle il affirme : « Personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai socialiste. » On ne saurait être plus clair, mais force est de constater que ce n’est pas faux ! Si l’on en croit Pie XI, on peut être en même temps bon catholique et faux socialiste !
« BIEN COMMUN » ET « UNION SACRÉE »Bien évidemment, cette notion du « bien commun » peut conduire à « l’union sacrée » mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, quand en 1914 Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, se rallie à l’union sacrée, il n’est pas du tout inspiré par le « bien commun ». Plus simplement, il trahit. Bien sûr, comme dans les procès criminels, on peut lui trouver des circonstances atténuantes : le contexte de l’époque, la pression du gouvernement, voire les menaces, en particulier le « carnet B » qui fichait les principaux opposants, notamment les militants de la CGT, etc. Mais toutes ces « bonnes raisons » ne changent rien au fait que Léon Jouhaux a violé le mandat. En effet, les congrès de la CGT s’étaient toujours prononcés contre la guerre et préconisaient l’appel à la grève générale pour s’y opposer. Plus précisément, l’objectif était une grève générale simultanée, orientation partagée par les syndicats allemands. Cette position constante a été une dernière fois réaffirmée le 29 juillet 1914 par le comité confédéral, qui lance un appel « à la population ! aux travailleurs français ». Ce texte rappelle les décisions des congrès nationaux et réaffirme que « tous les peuples sont frères » et que « toute guerre n’est qu’un attentat contre la classe ouvrière ; qu’elle est un moyen sanglant et terrible de diversion à ses revendications ». Quand Jouhaux, sur la tombe de Jean Jaurès, prononce un discours de ralliement à l’union sacrée, il « bouffe le mandat » et il salit la mémoire de Jean Jaurès. Nous savons maintenant qu’il avait, la veille, rencontré discrètement le ministre de l’Intérieur. Ironie de l’histoire, Jouhaux, ancien anarchosyndicaliste, reste fidèle à ses convictions pacifistes, car lui, contrairement à bon nombre de militants, n’est pas envoyé au front. Il est même nommé « commissaire à la nation pour soutenir l’effort de guerre ». À sa décharge, il n’a pas accepté le poste de ministre qui lui était proposé.
Certes il y a eu des militants pour s’opposer à ce revirement : Pierre Monatte, qui démissionne du bureau confédéral ; Alfred Rosmer, animateur important de la presse syndicale, qui par la suite participa à la fondation de la IIIe Internationale ; Alphonse Merrheim, secrétaire de la fédération de la métallurgie, entre autres, mais ils furent peu nombreux, mais leur attitude courageuse démontre qu’il y a toujours une autre issue que la trahison et, comme le dit Albert Camus dans L’Homme révolté : « il faut savoir dire non ! » Et la CGT, qui comptait 700 000 adhérents, descend à 50 000. Il fallut attendre 1917 et la grande vague révolutionnaire pour que la CGT remonte à 300 000 adhérents.
« POUR L’INSTANT, LE GOUVERNEMENT N’A PAS RÉUSSI SON COUP »Actuellement, le gouvernement profite de la situation créée par la pandémie pour remettre en cause nos libertés et nos droits acquis. L’opération est risquée car il pourrait bien connaître des lendemains qui déchantent. N’oublions pas que 2019 a été marquée à la fois par le mouvement des Gilets jaunes et par celui contre le projet de réforme des retraites. Ces mouvements de résistance, ce « dégagisme », ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la France. Dans ce contexte, le gouvernement pousse à l’union sacrée sous diverses formes. Pour l’instant, au plan national, il n’a pas réussi son coup. Seules la CFDT et ses succursales ont répondu présent à l’appel. Pour la CFDT, c’est normal, c’est dans sa nature, c’est consubstantiel. En ce qui concerne la CGT et la CGT-FO, il est possible que dans les sommets certains aient pu être tentés, mais pour l’instant l’état d’esprit des syndicats à la base est totalement dans le sens contraire. Il est significatif que, malgré le confinement et les mesures sécuritaires, la résistance continue. Naturellement, le contexte ne permet pas de grands mouvements, mais il faut noter que malgré ces difficultés il y a des grèves dans certaines entreprises. Et malgré leur interdiction, nous commençons à voir des manifestations
2- Lutte des classes, indépendance de classe, les syndicats semblent être dans une situation compliquée. À la croisée des chemins ? Un enjeu strictement syndical ?
La lutte des classes est un fait objectif. Les intérêts des « exploiteurs » sont antagoniques à ceux des exploités. Quand Marx écrit : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes », il ne pense pas seulement au système capitaliste. Nous savons aujourd’hui qu’il y a eu des grèves à l’époque de la construction des pyramides et il est probable qu’il y en ait eu d’autres auparavant.
Au XIXème siècle, la classe ouvrière a construit dans le monde entier, à des rythmes divers, ses propres organisations syndicales et politiques, dont l’objectif était à la fois la défense des intérêts des travailleurs mais aussi de « changer le monde ». En France, la CGT a été fondée sur la charte d’Amiens : contrairement à d’autres pays, notamment l’Angleterre et l’Allemagne, le mouvement syndical français a rejeté toute subordination aux partis politiques. Cela ne signifie en aucun cas que les syndicats soient apolitiques. D’ailleurs, André Bergeron (ancien secrétaire général de la CGTFO )disait fréquemment : « Nous ne sommes pas apolitiques, nous sommes indépendants des partis politiques. » C’est pourquoi il est profondément légitime que des camarades s’expriment librement, y compris dans la presse, que ce soit dans Informations ouvrières ou dans tout autre journal. Il y a d’ailleurs un côté dérisoire à s’en offusquer.
Il faut d’ailleurs noter que ceux qui, dans cette circonstance, se sont exprimés ont des indignations à géométrie variable.
« PITEUSES MANOEUVRES »Par exemple, les secrétaires généraux des confédérations françaises viennent de signer avec le DGB (syndicat allemand) un texte qui apporte son soutien au plan Macron-Merkel. Ces « gardiens du temple » n’ont pas jugé nécessaire de s’exprimer et de protester. Et pourtant, ce texte, qui n’a fait l’objet à ma connaissance d’aucun débat, ni dans la CGT ni dans la CGT-FO, ne fait pas dans la dentelle : « Le plan de relance annoncé par la Commission européenne doit s’appuyer sur une initiative franco-allemande et ne doit rien délaisser des ambitions affichées par le Green Deal. » Pour tenter de calmer les troupes, les signataires ont glissé une petite phrase sibylline : « La relance économique doit être solidaire et sociale avec en filigrane la nécessité d’une convergence économique, fiscale et budgétaire des États membres de l’Union européenne rompant finalement avec les politiques d’austérité. » « En filigrane, (…) rompant finalement »… qu’en termes galants ces choses-là sont dites…
D’une certaine manière, cette déclaration est également une tentative de réaliser discrètement, au plan européen, une union sacrée trop difficile à mettre en oeuvre au plan national.
Il y a une regrettable continuité dans cette façon de faire. Il n’y a pas de viol de mandat puisqu’il n’y a pas de mandat du tout. En septembre 2018, une déclaration du même type avait été signée par les mêmes (1). Le texte a été signé également par une cohorte de députés divers, d’anciens ministres, d’éminents représentants du PCF, du PS, des Verts… et même l’inévitable Cohn-Bendit. Ce texte qui s’inscrit dans la logique du « Green Deal » commence par : « Au nom du bien commun, nous demandons au gouvernement… » La boucle est bouclée ! La messe est dite ! Ces déclarations, en ce moment, pullulent. La dernière en date est un « manifeste pour une révolution de la longévité ». Elles sont aussi une tentative d’associer sous des prétextes divers les confédérations, les partis politiques, les associations, ONG, etc. Ce n’est pas un hasard si le plus souvent nous y trouvons la signature de Laurent Berger. C’est aussi une forme biaisée qui cherche à nous amener à l’union sacrée.
« LA LUTTE DES CLASSES, UN MOMENT PARTIELLEMENT CONFINÉE REPRENDRA RAPIDEMENT TOUTE SA PLACE »Au lieu de se fourvoyer dans ces piteuses manoeuvres, les confédérations syndicales seraient mieux inspirées de se concentrer sur ce pour quoi elles ont été construites : la lutte pour la satisfaction des revendications.
N’en doutons pas, la lutte des classes, un moment partiellement confinée, reprendra rapidement toute sa place.
Les mouvements qui se sont développés à l’échelle internationale avant la pandémie ne sont pas éteints. Tout juste ont-ils été confinés. Il est probable qu’ils redémarrent de plus belle. Les organisations syndicales seront probablement de nouveau confrontées à des formes d’organisation qui leur échappent, comme c’est le cas actuellement dans le secteur de la santé. Certes, il peut y avoir de-ci de-là quelques manipulations.
Mais sauf à avoir une vision policière de l’histoire, il est essentiel de comprendre que ces hirak (« mouvements », en arabe) expriment avant tout une volonté d’en finir avec le système. Si la défiance est parfois réelle, force est de constater que les revendications des Gilets jaunes sont le plus
souvent identiques à celles des organisations syndicales, comme nous l’avons vu dans les grèves et manifestations contre le projet de réforme des retraites.
Patrick Alexandre Jacques Hébert
1) En 2018, ce document a été signé par Pascal Pavageau, alors secrétaire général de la CGT-FO. Il a depuis fondé un « lobby citoyen » : Muses. On y trouve d’anciens ministres, des chefs d’entreprise, etc. Que du beau monde ! Notons que, parmi les « valeurs » revendiquées par Muses, il y a naturellement « le bien commun », mais aussi une proposition de réforme des institutions qui ressemble curieusement au projet du général de Gaulle en 1969.
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